Théâtre: le temps des semailles
LE POIN | 27 March 1989 | обзорLe Poin, 1989

Ce soir, chez les Grinberg, la vedette se nomme Boris Youkhananov. On le reconnaît facilement pour avoir rencontré des personnages similaires à Saint-Germain-des-Prés à la fin des années 40, dans le Soho londonien en 1965, puis en Californie, au quartier Latin juste après Mai 68, à Barcelone au lendemain de la mort de Franco... Il a tou­jours ce regard halluciné, sa cour d'admirateurs, les mêmes discours théoriques fumeux et la même énergie inépuisable, tou­jours la passion de convaincre, un solide bon sens et de l'imagina­tion à revendre sous ses gesticulations et ses anathèmes.

Boris, qui se proclame - héritier des avant-gardistes des années 20- et « néo-romantique », est acteur-metteur en scène- peintre -musicien- théoricien-vidéaste-cinéaste. C'est lui qui le dit. Et il le prouve, grâce à une vingtaine d'heures de bandes vidéo où sont enregistrées les traces de ses diverses activités et celles de ses acolytes, réunis en différentes sociétés secrètes baptisées de noms loufoques. Malgré ses élucubrations, on aurait tort de prendre Youkhananov à la légère : il a été formé par Anatoli Vassiliev, le plus en vue des rénovateurs du théâtre soviétique - dont on a vu le travail, l'été dernier, à Avignon, puis dans le cadre du Festival d’automne. Et il a créé sous l’égide de son maître (désormais responsable de la très officielle Ecole d’art dramatique) une troupe polyvalente baptisée Teatr-Teatr, qui est l’un des foyers de la recherche drama­tique. Un de ces trois cents « théâ­tres-studios » installés dans des salles municipales, des lieux pu­blics hâtivement transformés ou d’anciens appartements commu­nautaires qui ont pris le relais des théâtres classiques, devenus ef­fectivement très classiques.

Témoin la légendaire Taganka, jadis cratère bouillonnant d’innovation et dont le vieux démiurge, Youri Lioubimov, a retrouvé les planches à son retour d'exil pour y monter... sa propre version, vieille de quinze ans, du "Maître et Marguerite" - version superbe, au demeurant. Sur les scènes officielles, la perestroïka se manifeste plus par le sujet que par le travail théâtral : ainsi « Sarcophage », consacrée à Tchernobyl, ou "Plus loin, plus loin, plus loin...", qui fait débattre entre eux, face au public, les pères fondateurs de la Révolution, réhabilitant Boukharine, nuançant le portrait de Trotski, enfonçant Staline... et laissant Lénine intact.

Pendant ce temps-là, dans les théâtres-studios se jouent des pièces rock (Youkhananov a emmené la sienne, « L’observateur », à Berlin), mais aussi l’homosexuel Genet, Beckett et... Claudel. Le pire était à craindre, en s’enfonçant dans les sous-sols d’une maison de la culture de quartier pour cette représentation de « Partage de midi » ; le pire cette arrogance fauchée qui est souvent le lot des classiques "re-visités" par les avant-gardes. Ce ne fut ni arrogant ni fauché, ce fut ambitieux et superbe : sur des airs de jazz, une direction des corps, des voix et des regards rigoureuse, sensuelle et ironique administrait la preuve que, tout chambardement compris, les grandes traditions de comédiens et de metteurs en scène (celui-là se nommait Mirzoïev) ne sont pas perdues.

Le Poin, 1989