Poésie et révolution sur les scènes moscovites de 2017. L’Extrait de l’article
Elena Galtsova | Critique | December 2017 | articlePoésie et révolution sur les scènes moscovites de 2017

Autre grand retour sur la scène moscovite, en cette année anniversaire : celui de Lénine, dont la figure un peu sacrificielle n’a cessé d’être glorifiée à l’époque soviétique, pour être ensuite stigmatisée dans les années 1990, comme en témoigne la destruction massive des monuments à sa mémoire sur tout le territoire de l’ex-URSS.  C’est sous des traits étonnants que Youkhananov le fait revenir. Tout semblait éloigner de la politique ce metteur en scène qui s’est pris de passion pour la forme opératique. Or Youkhananov vient de présenter au Holland Festival d’Amsterdam, en juin 2017, Octavia. Trépanation qui s’inspire à la fois de l’Octavia attribuée à Sénèque et de l’essai de Trotsky sur Lénine. La musique électronique, lente et méditative, inspirée des chants révolutionnaires russes, a été composée par Dmitri Kourliandski, collaborateur de longue date de Youkhananov. La scène est occupée par une tête gigantesque de Lénine, qui tourne et qui s’ouvre en déployant une grandiose multitude de nouveaux décors. Cette tête tient lieu de plateau et voit défiler des personnages venus de la Rome antique et de la patrie des Soviets. Cet opéra tragique, multiculturel et transhistorique, renvoie à la fameuse armée en terre cuite chinoise et ses chars menés par des squelettes de chevaux. Les interférences, volontaires ou non, sont ici nombreuses : avec l’armée en terre cuite introduite par Ariane Mnouchkine dans ses Atrides (1990-1992) ; avec la grande tête de César du mini-spectacle (d’après Shakespeare) Jules César. Révolution, donné par le théâtre de marionnettes L’Ombre à Moscou en 2014 (et toujours à l’affiche). Sans oublier une autoréférence à un spectacle underground de Youkhananov lui-même, présenté en 1989.

Cette nouvelle œuvre est pourtant tout à fait originale. Il faudrait l’appeler «opéra-opération», au sens d’Antonin Artaud. Youkhananov semble vouloir faire exploser le fruit de la tyrannie qui a mûri sur l’arbre de la vie, et qui porte atteinte à sa croissance. Son image de Lénine, très iconoclaste en cette année d’anniversaire, désigne la tyrannie du cerveau. Dans ses commentaires, le metteur en scène parle de trois révolutions : après celles d’octobre 1917 et de la perestroïka, une nouvelle révolution doit advenir, contre la tyrannie interne, celle qui s’exerce dans le cerveau de chaque homme, la tyrannie du vide dans les têtes —perspective qui n’a d’ailleurs rien d’exaltant, puisque, selon Youhannanov, elle sera exécutée par des «managers du vide». Cette troisième révolution, Youkhananov la représente par des images sacrificielles, hors de toute temporalité concrète, mais aussi à travers de grandes figures politiques de la révolution d’Octobre, qu’ils mêlent à d’autres, contemporaines de Néron —figure classique du tyran. Est-ce un avertissement ? Ou, bien plutôt, la présentation d’un processus inévitable, ne laissant pour ultime espoir que la purification du monde par les chevaux de l’Apocalypse, la mort et la souffrance ?    

Poésie et révolution sur les scènes moscovites de 2017 // Critique, Paris : Minuit, N 847, décembre 2017, p. 993-994

 

Poésie et révolution sur les scènes moscovites de 2017